Il y a 23 ans décédait Pol Pot, dirigeant politique et militaire du Cambodge notamment entre 1975 et 1979. Une période au cours de laquelle son régime, connu sous le nom de "Khmer rouge", s'est rendu coupable de génocide, assassinant près d'un quart de sa propre population.
La fin de la guerre du Vietnam marque le début d'une période de terreur dans le Sud-Est asiatique. Au Cambodge, les Khmers rouges investissent Phnom Penh le 17 avril 1975 et imposent l'évacuation de la ville dans un désordre total.
Le pays est rebaptisé Kampuchéa démocratique et les Khmers rouges décident de transférer toutes les populations des villes, dont le monde de vie est considéré comme décadent, vers les campagnes afin de les "rééduquer". Les historiens estiment qu'environ 40 % de la population totale du pays a été déportée vers les campagnes.
Les révolutionnaires font sauter la Banque centrale du Cambodge, la monnaie disparaît et le troc se généralise. Kang Kek Ieu, connu sous le pseudonyme de Duch, qui dirigea la prison de Tuol Sleng, appelée S-21, durant la dictature de Pol Pot, proclame que "la dette du sang doit être remboursée par le sang". La classe bourgeoise - hommes, femmes, enfants, vieillards sans aucune exception - est internée dans des conditions épouvantables, inhumaines, torturée à mort pour obtenir des aveux et dénoncer de prétendus "contre-révolutionnaires".
Les tortures comportent trois stades. Parfois, la pression psychologique suffit à obtenir des aveux, mais, dès lors qu'elle ne suffit pas, les prisonniers sont soumis à la phase "méchante" puis "mordante". Les détenus sont entassés dans des cellules, attachés à des chaînes et surveillés de jour comme de nuit par des enfants endoctrinés de 13 à 14 ans. Ongles arrachés, coups de fouet, tête plongée dans de l'eau croupie, électrocution... Les supplices sont nombreux et ceux qui survivent à ces traitements sont exécutés et jetés dans les fosses communes de Choeung Ek, véritable charnier où les victimes ne sont pas tuées par balles mais à la machette, au marteau, au couteau...
Le génocide perpétré par les Khmers rouges a coûté la vie à 1,7 million de Cambodgiens - soit 21 % de la population sur cette période -, "coupables" d'être enseignants, de parler une langue étrangère, d'être religieux ou même simplement de porter des lunettes. Entre 16 000 et 20 000 personnes ont été emprisonnées à S-21. Elles sont quasiment toutes mortes. Pol Pot meurt le 15 avril 1998. Le tortionnaire Kang Kek Ieu, dit Duch, est jugé en 2009. Il écope d'une peine de trente ans de prison, puis, en 2011, lors d'un autre procès, est condamné à la perpétuité. Il est mort le 2 septembre 2020 à l'âge de 77 ans.
J’allais passer mon bac en juillet de la même année, mais je n’ai jamais passé l’examen. Le 17 avril 1975, les Khmers rouges sont arrivés à Phnom Penh pour annoncer la fin de la guerre civile qui durait depuis cinq ans. Pour nous, c’était la libération ! Tout le monde était dans la rue et célébrait la paix.
Le lendemain, l’Angkar, Parti communiste du nouveau Kampuchéa démocratique, annonce dans les haut-parleurs de toute la ville : « Mes chers citoyens, à partir de demain, vous devez sortir de vos maisons et quitter la ville de Phnom Penh pendant trois jours, car les Américains vont bombarder la ville. Vous devez quitter la ville par les routes extérieures les plus proches sans passer par le centre-ville. »
A l’époque, nous habitions au nord de la capitale. Mon père a pris la décision pour notre famille de se rendre dans son village natal, au nord-ouest de Phnom Penh. Je suis donc parti avec mes parents, mon frère et sa femme, ma sœur et son mari et un autre beau-frère. Ceux qui refusaient de partir étaient considérés comme des révolutionnaires et étaient exécutés.
Pendant une semaine, nous avons marché en file indienne avec des milliers d’autres habitants qui fuyaient la capitale, encadrés par des Khmers rouges armés. Je tirais la charrette en bois qui transportait nos affaires : des vêtements, de la nourriture, quelques objets de la maison. Les personnes âgées qui ne pouvaient pas marcher étaient sur des chars à bœufs.
Dans notre groupe, j’ai compté 4 ou 5 femmes enceintes. Un jour, alors qu’une femme était sur le point d’accoucher, un médecin s’est présenté aux soldats pour lui venir en aide. Les soldats ont de suite accepté, mais à peine l’accouchement fini, ils ont amené cet homme dans la forêt et personne ne l’a jamais revu. Les médecins n’osaient donc plus se présenter.
Quand elles allaient accoucher, les femmes enceintes étaient emmenées dans la forêt avec un groupe de femmes choisies par les Khmers rouges. Les femmes déposaient des kramas (foulards traditionnels) tout autour de la femme enceinte allongée sur le sol. La plupart du temps, elles accouchaient d’un enfant mort-né et décédaient sur place. Les maris et les autres personnes de la famille n’avaient pas le droit de s’approcher et si la femme décédait, il ne fallait surtout pas montrer ses émotions. Si un veuf pleurait trop, les Khmers rouges lui donnaient des coups de crosse de fusil ou de bâton sur la tête, la nuque et le dos.
Une personne a recommandé secrètement à mon père d’inscrire « agriculteurs » sur le registre familial. Il faut savoir qu’il y avait trois types de personnes qui étaient assassinées : les personnes avec la peau claire (considérées comme riches, car la couleur de leur peau signifiait qu’elles ne travaillaient pas dans les champs), les personnes de taille supérieure à 1,78 mètre (associées aux généraux de l’ancien régime) et les personnes portant des lunettes (signe que la personne était un intellectuel).
Un jour, les Khmers rouges sont venus me chercher pour m’interroger. Ils m’ont conduit dans une prison et m’ont demandé ce que je faisais pendant l’ancien régime. Il y avait un vocabulaire très précis et tout le monde devait s’appeler « camarade ». J’ai répondu : « Camarade chef, j’étais ouvrier au port commercial de Phnom Penh. » Ils m’ont dit que je mentais car ma peau était claire – en effet, je suis d’origine vietnamo-sino-khmère, donc j’ai la peau claire. Comme je tirais la charrette depuis des jours, les paumes de mes mains étaient pleines d’ampoules et de cicatrices. J’ai donc montré mes mains en guise de preuve, mais ils ne m’ont pas cru. Un des soldats armés m’a donné un coup de crosse de fusil sur la tête et je me suis évanoui. J’ai toujours un creux au sommet de ma tête suite à ce coup.
Je me suis réveillé dans une cellule individuelle de prison qui faisait 1×2 mètres. Mon pied gauche était attaché au mur par une chaîne en fer et mes mains étaient liées par une corde. À côté de moi, une bassine avec de l’eau et une boîte en métal pour les besoins. Cette boîte en métal était une ancienne boîte à munitions américaines.
Je porte encore aujourd’hui les cicatrices de ces morsures sur mes mains. J’ai beaucoup crié cette nuit-là. Le lendemain matin, les gardes ont ouvert la porte de ma cellule et m’ont dit que j’avais dérangé les autres prisonniers avec mes cris, ils m’ont battu à coup de fusil et de fouet confectionné avec des fils électriques.
Au bout d’un mois, ils ont vu que j’étais solide et j’ai pu sortir de la prison. Il m’a été interdit de rentrer au campement pour voir ma famille. J’ai été emmené dans un centre de jeunesse mobile / jeunes actifs, pour travailler avec d’autres jeunes dans la construction d’un chantier qui s’appelait « la prison sans mur ».
Pour manger, nous avions un bol de manioc ou de maïs tous les deux jours. Pour ne pas mourir de faim, on s’échappait en forêt pour trouver tout ce qu’on pouvait manger : des fruits sauvages, des pousses de bambou jeune et des têtards. On trouvait des petits étangs avec des têtards et on les faisait cuire sous les cendres des troncs d’arbres calcinés. Il fallait faire attention à la direction du vent, car sinon la fumée pouvait arriver au nez des soldats qui devinaient qu’on faisait cuire des têtards dans leur dos.
Mon frère et sa femme se trouvaient là. Ils ont fait s’agenouiller mon frère au bord de la fosse et lui ont donné un coup de pioche dans la nuque. Son corps est tombé dans la fosse. Sa femme, qui était nue et enceinte de 9 mois, a été tirée par les cheveux au bord de la fosse. Les hommes armés lui ont aussi donné un coup de pioche dans la nuque et son corps a rejoint celui de mon frère. Un des soldats armé d’un fusil est descendu dans la fosse et je l’ai vu donner des coups avec la crosse de son fusil. Je ne sais pas ce qu’il frappait, mais je pense que c’était le ventre de ma belle-sœur.
Pendant tout ce temps, j’ai continué à mentir en affirmant que j’étais ouvrier au port commercial de Phnom Penh. Avouer que j’étais étudiant, c’était comme me suicider, ils m’auraient jeté dans une fosse commune.
Un jour, j’ai entendu des cris dans la forêt. Je m’en suis approché avec précaution. Une petite fille de 5-6 ans, nue, était au bord d’une fosse, ainsi qu’un petit bébé. Les soldats ont tiré sur la petite fille. Un des soldats a pris le bébé par les pieds, l’a jeté en l’air et a transpercé son corps avec sa baïonnette avant de lancer le corps dans la fosse. Il a ensuite pris des feuilles des arbres pour essuyer son fusil. Il avait le sourire aux lèvres, je m’en rappelle.
Un autre jour, les gardes ont sélectionné quelques garçons et filles et les ont réunis dans la salle commune du village. Les chaises étaient numérotées et je pensais qu’ils allaient donner une conférence. Les garçons ont été placés en face des filles et j’ai compris qu’ils étaient en train d’organiser des mariages forcés. Le chef sur l’estrade était habillé pour l’occasion : costume noir, krama autour du cou, casquette chinoise. Il a déclaré que nous nous étions bien comportés et qu’il nous faisait l’honneur de nous marier. A la fin de la cérémonie, j’ai reçu l’ordre de serrer la main de ma nouvelle femme et de la suivre chez elle.
En décembre 1978, la rumeur courait que le pays allait être libéré. Je n’y ai pas cru, j’avais déjà connu la « libération » de 1975. Finalement, nous avons été libérés le 31 décembre 1978, un mois avant la libération officielle du pays, car nous étions dans la région nord-est du pays, plus proche de la frontière avec le Vietnam.
Ce jour-là, j’ai raconté toute mon histoire à ma femme, elle n’a rien dit et m’a laissé partir. C’était la date de mon divorce. Je ne le savais pas, mais elle était enceinte de trois mois. 12 ans plus tard, notre fils s’est présenté chez moi à Phnom Penh en demandant de rester chez nous pour ses études. Ma nouvelle femme a refusé.
Après la libération, en 1979, j’ai commencé des études de pharmacie et à apprendre le français. Je suis tombé amoureux de la fille de mon professeur de pharmacie et nous nous sommes mariés le 31 décembre 1984.
Le 31 décembre est une date importante pour moi : le divorce avec ma première femme, après un mariage forcé, et mon mariage amoureux.
Pendant tout ce temps, je n’ai jamais perdu espoir et si je suis en vie aujourd’hui, c’est grâce à cet espoir.
Sihanoukville, 29 août 2018
Témoignage publié sur le blog de Camille, Les voyages de Camille
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